Prix Goncourt 2025
Laurent Mauvignier dit avoir porté ce récit en lui durant quarante ans et le livre fleuve qui en résulte apparaît effectivement comme la libération d’un flot profond et puissant, longtemps retenu, qui se déverse et nous emporte dans un souffle romanesque d’une ampleur hors du commun. Nous sommes là au sommet de l’art d’écrire et de raconter. Les phrases, qui s’étirent longuement dans de si subtiles nuances, disent tous les contrastes de la vie et des êtres humains, leurs combats pour vivre leurs désirs, leurs espoirs et leurs désespoirs.
La maison de famille, réouverte par le père et la tante de Laurent Mauvignier après vingt ans d’abandon, est vide de toutes les personnes qui y ont jadis vécu, qui y sont passées et qui ont marqué son histoire. Mais ces personnes ont laissé là des traces, matérielles et immatérielles, dont l’auteur va se saisir pour reconstruire le récit familial, en éclairer les zones d’ombre, affronter les drames intimes pour les révéler aux yeux de tous, et tenter ainsi d’apaiser les tourments des morts et des vivants : Laurent Mauvignier nous livre là, en décidant de se saisir et de donner forme, par le langage et les mots, aux ombres familiales, une remarquable œuvre de vie.
C’est principalement au travers des femmes de sa famille paternelle que le récit se structure au fil des pages, depuis sa trisaïeule, Jeanne-Marie, son arrière-grand-mère, Marie-Ernestine, et sa grand-mère, Marguerite, une lignée de femmes piégées et captives dès la naissance, ne pouvant échapper au pouvoir des hommes et au poids des conventions sociales.
Pour autant, Laurent Mauvignier ne délaisse pas les hommes dans ses analyses, conscient des rôles sociaux qui leurs sont également assignés et des souffrances que ces archétypes peuvent ainsi engendrer. Ici les hommes, Jules, son arrière-grand-père, et André, son grand-père, sur lesquels plane la figure tutélaire et patriarcale du trisaïeul Firmin, font notamment l’expérience de leur condition, et de leur possible anéantissement physique et psychique, au travers des deux guerres mondiales. Les deux frères aînés de l’arrière-grand-mère Marie-Ernestine, personnages furtifs du début du récit, se soustraient à l’emprise familiale, l’un en rentrant dans les ordres, l’autre en choisissant une vie de célibataire et une activité considérée comme incompatible avec son genre : ils seront, pour ces raisons, déshérités. Le professeur de piano de Marie-Ernestine, captif, lui, de sa belle-famille pour des motifs matériels, ne pourra s’épanouir, ni artistiquement, ni amoureusement, et réapparaîtra régulièrement, malgré l’oubli de tous, jusqu’aux obsèques de son ancienne élève, comme le symbole d’un éternel remord.
Le drame intime central se noue autour des destins de Marie-Ernestine, surnommée Boule d’Or par son père Firmin, et de sa fille Marguerite, née de son mariage imposé avec Jules, des figures de sacrifiées sur l’autel des devoirs, qui survivent entre révolte intérieure et résignation, et les conduisent, aux bords de vertigineux précipices.
Malgré ses sept cent quarante-trois pages, pas un instant le roman de Laurent Mauvignier, jusqu’à son bouleversant épilogue, ne perd son puissant souffle romanesque, sa détermination à sonder les corps et les âmes pour s’approcher au plus près de la vérité des êtres. A quelques rares reprises, volontairement, et de manière très ponctuelle, comme pour laisser subsister la part irréductible du mystère de l’autre, l’auteur indique qu’ici il n’ira pas plus loin dans la reconstruction. Ces moments de suspension, si beaux et si justes, s’insinuent notamment au moment du retour en permission de Jules, premier mari de Marie-Ernestine, en 1916, une permission de six jours durant lesquels la transfiguration des corps et des cœurs est décrite avec une rare subtilité, et aussi au moment du retour d’André, mari de Marguerite, à l’issue de la seconde guerre mondiale et des terrifiantes vengeances personnelles qui s’étaient alors exprimées au sein même de la population française.
Au travers de la remise en perspective méthodique de son histoire familiale, Laurent Mauvignier retisse les fils invisibles qui relient les violences subies par son arrière-grand-mère et sa grand-mère paternelles au suicide de son père. Car, oui, nous héritons aussi des violences subies ou perpétrées par nos aïeux. Et ce si beau travail de création littéraire, qui revêt une dimension universelle et ressuscite ce qui paraissait mort pour lui redonner du sens, en nous replaçant dans le mouvement de la vie, nous touche en plein cœur.
Une fois la lecture du livre achevée, une autre dimension se dessine, celle, au fond, avec le recul du temps, d’une possible rédemption, de tous les protagonistes de l’histoire, y comprise la figure de l’officier allemand ; protagonistes victimes de leur époque, de leurs milieux, de l’état de la société, des circonstances politiques et des guerres qui en ont résulté… L’écriture si merveilleusement nuancée de Laurent Mauvignier, qui décrit les fluctuations des états d’âme des personnages, permet de l’envisager. A cet égard, l’auteur fait aussi œuvre d’humanisme universel, et, par les temps qui courent, ce n’est pas le moindre de ses grands mérites.
Jean-Paul Vallecchia Calvino
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire